16 janvier 2013

Sept petits innings pour convaincre les Français ?

C’est dès janvier 1889 que Stanford Parry, agissant en qualité d’agent général pour l’Europe de l’expéditionse rend à Paris et prépare le passage des Chicago White Stockings et des All America en Europe et dans la capitale française[i]Les plans initiaux vont être un peu chamboulés. Un certain John DeKoven, américain originaire de Chicago adresse depuis Nice un message à Spalding alors encore en Italie, pour le prier de jouer un match de baseball dans la préfecture des Alpes-Maritimes. L’hiver étant plutôt rigoureux, il n’en faut pas plus pour que les villes de l’Europe de l’est (Vienne, Berlin) soient rayées du plan de route au profit de Nice,  les équipes arrivent le 27 février[ii]. Faute de terrain de sport digne de ce nom, les équipes ne peuvent cependant pas jouer. Cela n’empêche nullement les joueurs de prendre part au carnaval, à la bataille de fleurs sur la promenade des Anglais et d’y rencontrer le Prince de Galles[iii]. Ils reprennent la route le lendemain en direction de Paris et s’arrêtent en chemin à Lyon pour y passer la nuit.


Les joueurs arrivent dans la soirée du samedi 2 mars[iv]Fatigués par le trajet en train, ils se rendent sans tarder à l’hôtel de Saint Petersbourg, rue Caumartin, où ils rejoignent Spalding parti le 28 février de Nice. Là, celui-ci et Lynch arrangent les détails des prochains jours : quartier libre jusqu’au mercredi suivant et matchs du jeudi au lundi suivant, soit dans le bois de Boulogne si la météo le permet, soit à l’intérieur du Palais de l’Industrie[v]. Le Paris de ce début d’année 1889 est en pleine effervescence. L’Exposition Universelle est sur le point d’ouvrir ses portes, la tour de 300 mètres d’Eiffel est encore en cours d’achèvement mais déjà elle attire les foules et échauffe les esprits. Heureux de disposer de quelques jours, les joueurs des deux équipes profitent pleinement de la ville. Carroll, Wood et Fogarty rencontrent fortuitement un certain Gasper, fameux bookmaker américain, qui leur sert de guide et leur fait découvrir quelques attractions locales[vi].

Vue générale de l'Exposition Universelle de 1889 à Paris.


Pendant que les uns prennent du bon temps, les autres travaillent. Dès avant leur arrivée, ils sont recommandés au Secrétaire Général de la Ligue Nationale de l’Education Physique par Robert Mac Lane, Ministre plénipotentiaire des États-Unis en France, en ces termes[vii] :

Monsieur,
Je prends la liberté de recommander à votre bon accueil M. Stanford Parry, qui représente deux des principaux « Base Ball Clubs » des Etats-Unis et qui est chargé par eux d’organiser à Paris quelques parties de ce jeu américain qui est si favorable au développement physique. On lui a dit que vous vous intéressez à ce sport, et c’est à ce titre qu’il sollicite vos bons offices.
Agréez, etc.
Le Ministre des Etats-Unis,
Robert Mac Lane

Dans cette France meurtrie par l’humiliante défaite de 1870 et l’épisode de la Commune, l’opinion générale est que le salut futur de la nation ne peut venir que de la jeunesse et qu’il est nécessaire de réformer son éducation en profondeur. Ce que la France recherche, c’est à faire émerger une nouvelle génération de jeunes hommes, virils, athlétiques, susceptibles de devenir d’excellents soldats si besoin. A tel point que le mécène Bischoffsheim finance un concours pour la promotion des jeux dans l’enseignement. Au-delà de ce constat partagé par tous, deux blocs politiques s’affrontent sur les moyens de parvenir à cet objectif. D’un côté, la Ligue Nationale de l’Education Physique fondée en octobre 1888 compte dans ses rangs une impressionnante liste de personnalités pour la plupart socialistes, républicaines et athées[viii]. Son objectif principal[ix] est certes d’« instituer tous les ans un grand concours entre les champions des écoles, afin de constater la condition physique des générations qui se succèdent », toutefois elle rejette catégoriquement la compétition sportive, qu’elle juge génératrice de violence et à ce titre moralement néfaste, et lui préfère les idéaux de fraternisation et d'éducation populaire. De l’autre côté, le Comité pour la Propagation des Exercices Physiques dans l'Éducation, fondé six mois avant la Ligue, présidé par Jules Simon, regroupe essentiellement des conservateurs, des ecclésiastiques et des monarchistes, tel que le jeune baron Pierre de Coubertin qui milite pour l’introduction des jeux anglais. Les partisans de la Ligue à la sensibilité radicale et ceux du Comité à la sensibilité de droite s’opposent frontalement à tous les égards et principalement au sujet de l'idéal sportif : les uns prônent un mouvement collectif et égalitaire, les autres soutiennent la mise en place d’un mouvement libéral et individualiste.

Dans ce contexte, que Spalding prenne attache avec les représentants de la Ligue Nationale de l’Education Physique n’est pas anodin. Ceux-ci, préconisant déjà par ailleurs la pratique du jeu français de la grande thèque et considérant que le baseball n’en est qu’une variété, s’empressent de faire savoir qu’ils se font un devoir de faciliter aux athlètes américains la réalisation de leur démonstration. Paschal Grousset, co-fondateur de la Ligue Nationale de l’Education Physique, écrira quelques mois plus tard sous son pseudonyme[x] d’Adrien Marx : « Ces nouveaux missionnaires prêchent simplement l’amélioration de la race humaine par les exercices en plein air. […] La grande partie de base-ball projetée défrayait les conversations partout où l’on s’occupe des questions plastiques et physiques. » Spalding, dont la plupart des joueurs est issue de la classe ouvrière, ne semble pas hermétique à ce genre de discours.

La question du lieu du match fait l’objet de longues tractations et explique partiellement pourquoi il n’y aura finalement qu’un match, le 8 mars. On finit par se décider pour le parc aérostatique du quai de Billy[xi], où Spalding et ses hommes sont venus quelques jours auparavant admirer la capitale du haut du ballon captif qui y est arrimé. Les témoignages concordent à peu près tous pour dire que le terrain sur lequel est joué le match est exceptionnellement bien situé mais pas réellement praticable [voir ici le post dédié à ce terrain].

La presse parisienne[xii] informe ses lecteurs que le grand public est invité à venir voir les matchs et « à constater le beau développement musculaire qu’un jeu de plein air, cultivé avec suite, donne à ses adeptes » ; « C’est un jeu très animé et très amusant, que nos écoliers pratiquent déjà avec ardeur dans plusieurs lycées de Paris et des départements, sous sa forme française, et que la colonie américaine toute entière annonce l’intention d’aller voir mercredi ou jeudi sous sa forme yankee ». Leigh Lynch, qui a eu l’honneur de rencontrer personnellement le Président Sadi Carnot dans le cadre de la préparation de l’arrivée des équipes, reçoit la veille du match du Secrétariat Général de la Présidence de la République la réponse suivante, qui fait dire au New York Tribune qu’il ne faut pas désespérer de la République Française[xiii] :
Monsieur,
J’ai l’honneur de vous faire connaître que M. le Président de la République a été très sensible à l’invitation que vous lui avez adressée pour le match de base ball qui doit avoir lieu demain au parc aérostatique.
Il aura le regret, en raison de ses nombreuses occupations, de ne pouvoir y assister mais pour témoigner l’intérêt qu’il attache au développement des exercices physiques dans l’éducation de la jeunesse, il s’y fera représenter par un des officiers de sa maison militaire.
Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération très distinguée.
Le général de brigade
secrétaire général de la présidence
Général Brugère
Le jour venu, contre toute attente, il s’avère qu’il fait aussi chaud qu’en juin à Pittsburgh[xiv]. Une brillante assemblée d’environ 1.500 personnes se rassemble, composée aux trois quarts de membres de la colonie américaine « en grand émoi » depuis quelques jours, parmi lesquels le Consul Général Rathbone dont les efforts ont largement contribué à la réussite de l’événement, la fille et la nièce de l’ambassadeur des Etats-Unis, le banquier John Monroe, le colonel Gregory du cabinet du Gouverneur Hill, le docteur Van Derkamp, de nombreux américains étudiants en arts, des habitués du New York Polo Grounds, etc.[xv]. La présence du jeune Prince russe Saltykov est également remarquée. Du côté des Français, le général Joseph Brugère et le commandant Eugène Chamoin, de la maison militaire, représentent Sadi Carnot (fort occupé à endiguer le boulangisme) ; Grousset a également fait le déplacement, ainsi que son rival de Coubertin[xvi], avec lequel Spalding entre en contact pour la première fois.

Chamoin (ici lieutenant-colonel) et Brugère sur leur 31 lors d'une cérémonie quelques mois plus tard


Le playball est prononcé à deux heures. Les All-America, home team, portent leurs jerseys blancs avec les noms de leur club respectif sur la poitrine ; les Chicago White Stockings, visiteurs, sont vêtus de gris. Il faut attendre la fin de la quatrième manche pour voir le score évoluer avec deux premiers runs pour All-America et une sale blessure au genou pour Williamson côté Chicago. Les deux runs que les hommes de Spalding scorent en sixième leur donnent brièvement la possibilité de remonter mais Ed Crane, le lanceur adverse, ne leur accorde pas plus de trois coups sûrs et la septième et dernière manche scelle définitivement leur sort : victoire des All-America sur le score de 6 à 2. Pour les observateurs, il s’agit là de l’un des meilleurs matchs de toute la tournée.

1 2 3 4 5 6 7 R
Chicago White Stockings 0 0 0 0 0 2 0 2
All-American 0 0 0 2 1 0 3 6


Immédiatement après ce court match, les équipes prennent le train pour Dieppe à la gare Saint Lazare puis effectuent le reste de leur trajet dans la nuit sur un bateau à vapeur à destination des côtes anglaises. Nous pouvons lire dans Le Gaulois[xvii] : « les joueurs ne fatigueront pas les Parisiens de leurs triomphes. Ce sont des sages, sans doute. Ils savent que Paris se lasse vite de qui veut l’amuser. Ils passent et disparaissent, ce qui est le meilleur moyen de se faire regretter ».

Si nous faisons abstraction des membres de la colonie américaine, qui connaissent déjà tous le baseball - et le pratiquent pour certains, nous pouvons considérer que peut-être seulement 300 à 400 Français ont assisté au match, ce qui n’est pas particulièrement extraordinaire en soi, compte tenu des foules rassemblées tout au long de la tournée. Mais aussi, pourquoi jouer le vendredi à une heure où tous les enfants sont encore à l’école et non la veille, jour de repos scolaire ? Evidemment, nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que les conditions n’étaient probablement pas optimales pour impressionner les spectateurs qui découvraient le jeu : terrain étriqué, vilaine blessure de Williamson, peu de grosses frappes, départ précipité, etc. A en juger par les articles de presse, la plupart des Français présents ressortent de cette expérience avec l’impression que le baseball n’est finalement rien de plus qu’une variante musclée et somme toute plus dangereuse de la thèque. Spalding sera d’ailleurs particulièrement surpris voire décontenancé de découvrir que les Français pratiquent un sport similaire. Grousset, qui écrivait quelques mois plus tôt que « ce qui est français doit rester français »[xviii], le dit très clairement : « On nous dit que c’est le vieux jeu français de la grande thèque. Cette grande thèque me rend rêveur, car elle évoque des souvenirs de jeunesse du Quartier Latin. […] ce base ball ressemble quelque peu à un exercice dont j’étais fanatique au collège et que nous appelions tout simplement la « balle au camp ». Seulement, la balle au camp était de la gnognotte à côté de cet ébat véritablement herculéen. D’un jeu d’enfants, les Américains ont fait un sport, une science ». Ou bien encore : « Avec cette ténacité qui caractérise leur race, ils ont su faire d’un simple jeu un sport nouveau, un art véritable, demandant des qualités extraordinaires de vitesse, de précision, de coup d’œil. » Même son de cloche dans Le Gaulois[xix], qui constate le départ des Américains et se console en disant « Mais il nous reste M. Philippe Daryl, qui enseignera à nos enfants le vieux jeu français de la grande-thèque, qui ressemble joliment au base-ball ». Quand bien même Grousset loue les qualités des joueurs (« Tous sont de magnifiques specimens de la race américaine, alertes, vigoureux, infatigables, bref le plus bel assortiment de jeunes gens qu’un pays peut produire ») et prétend « Je désirerais que le base-ball fût adopté en France », il le reconnaît lui-même : « Le public parisien est resté assez froid ». Dès lors, nous ne sommes pas convaincus que ce match ait eu les conséquences qu’on a bien voulu lui prêter jusque-.

***

NB : Je ne peux que recommander la lecture de l’excellent ouvrage de Josh Chetwynd, Baseball in Europe: A Country by Country History, paru aux editions McFarland en 2008. Voir le chapitre 9, p. 157, au sujet de la France. J’en profite pour le remercier chaleureusement pour son soutien dans ma démarche.



[i] « About the Travelers », in Pittsburgh Dispatch, 21 janvier 1889, p. 6.
[ii] The Pittsburg Dispatch, 28 février 1889.
[iii] « Pelted The Prince », in Pittsburgh Dispatch, 1er mars 1889, p. 6.
[iv] Washington Critic, 2 mars 1889.
[v] « Base Ballists Abroad », in St. Paul daily globe, 3 mars 1889, p. 6. ; « Our Boys in Paris Spalding’s Teams arrive at the Gay French Metropolis », in Pittsburg Dispatch, 3 mars 1889 ; « To Play Baseball In Paris », in New York Tribune, 3 mars 1889.
[vi] The Pittsburg Dispatch, 19 mars 1889.
[vii] « Les champions américains à Paris », in Le Temps, 5 mars 1889, p. 2.
[viii] Notamment Alexandre Dumas ou Georges Clémenceau.
[ix] Cf. article 1 des statuts constitutifs.
[x] « Sub Jove », Adrien Marx, édition E. Dentu, Paris, 1890.
[xi] « Le Base-Ball », in Le Gaulois, 9 mars 1889, p. 1.
[xii] « Les champions américains à Paris », op. cit.
[xiii] « Let us not despair of the French Republic », in New York Tribune, 10 mars 1889, p. 6. A mettre en rapport avec les événements politiques du moment.
[xiv] « Baseball in Paris », in Pittsburgh Dispatch, 9 mars 1889, p. 6.
[xv] « Baseball in Paris », op. cit.
[xvi] Making the American Team: Sport, Culture and the Olympic Experience, par Mark Dyreson, University of Illinois Press, 1997.
[xvii] « Le Base-Ball », op. cit.
[xviii] La renaissance physique, par Paschal Grousset, Hetzel, 1888.
[xix] « Le Base-Ball », op. cit.

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