10 mai 2014

Le poireau et le lapin

De L’Humanité au Figaro en passant par Le Rappel, Le Temps, Le Gaulois, une part significative de la presse régionale et nationale a consacré au moins un article dans ses colonnes au passage des major leaguers à Paris. Peu importe qui a orchestré ce petit travail de propagande, le résultat est visible sur les photos de l’époque : plusieurs milliers de personnes se sont regroupées au vélodrome du Parc des Princes et au stade de la Faisanderie dans l’espoir d’assister aux rencontres. Combien au juste étaient-elles ? Faute de renseignements fiables sur la billetterie, il est bien évidemment assez difficile de donner un chiffre sur le nombre de spectateurs. Nous disposons néanmoins de quelques indications pour nous faire une idée : Pour McGraw, il y en a eu plus que n’importe où ailleurs durant cette tournée, sachant tout de même que plus de 15.000 personnes avaient assisté à la démonstration faite à Tokyo le 6 décembre 1913. A Nice, le petit stade municipal a accueilli pas moins de 5.000 curieux alors ce ne serait après tout pas raisonnable de considérer que les estimations de McGraw sont correctes et - compte tenu de ce qu’un grand nombre des déçus du Parc des Princes sont revenus le lendemain de nous arrêter sur une fourchette totale de 15 à 20.000 sur les deux jours. Evidemment, nous pourrions nous contenter de nous dire qu’attirer l’attention d’une telle foule constitue en soi un extraordinaire jalon dans la phase de développement de ce sport dans l’hexagone et que l’essentiel a été assuré. Ce serait perdre un peu trop vite de vue le caractère capricieux et irascible du parisien. Vous pensiez que rien ne peut être pire qu’un rainout ? Détrompez-vous, il y a bien pire : un rainout parisien.

Annuler la première rencontre à Auteuil parce qu’il pleut ? Passe encore. Après tout, cette tournée mondiale doit être épuisante, n’est-ce pas ? Donnons-leur donc une chance de se racheter. Annuler la seconde alors que tout le monde a fait le trajet jusqu’à Saint-Cloud et que nous savons pertinemment que les Américains sillonnent la ville sans relâche depuis leur arrivée et surtout sans se soucier de la pluie… N’est-ce pas un peu se moquer du monde ? Qu’est-ce que c’est que ce sport que l’on ne peut pratiquer dès qu’il tombe trois gouttes ? Nos joueurs de football et de rugby ne gagnent sans doute pas les fortunes des joueurs de baseball mais, intempéries ou pas, eux ne rechignent pas à relever le défi et, surtout, ils ont la délicatesse de prévenir leur public si par extraordinaire un match est annulé.

C’est ainsi que les articles expliquant sobrement après le premier rendez-vous manqué que « le match […] n’a pu avoir lieu à cause de la pluie qui avait rendu le terrain impraticable »[i] laissent assez rapidement la place à d’autres nettement moins amènes. Porte-drapeau de ce mouvement d’humeur, La Presse s’emporte promptement dès le dimanche 22 février sous le titre sans équivoque « Les champions américains brillent par leur absence »[ii] :
« Comme hier, de nombreux sportsmen se sont aujourd’hui dérangés inutilement pour admirer le jeu de Base-ball, si en faveur en Amérique. Le mauvais temps, une fois de plus, empêcha de jouer les deux célèbres clubs, annoncés avec tant de fracas. C’est là un cas de force majeure contre lequel il n’y a rien à dire. Il n’en est pas moins vrai que les spectateurs qui s’étaient rendus en foule à Saint-Cloud ont trouvé que ces messieurs les géants de New-York et les White Sox de Chicago auraient pu dès ce matin, vu le temps, trouver le moyen de prévenir les sportsmen qu’ils n’aient pas à se déranger. Une fois, cela passe encore. Deux fois, c’est exagéré. Les géants, les White Sox n’emporteront pas avec eux les sympathies du public parisien. Quelques mauvaises langues ont colporté le bruit que deux soirées à Montmartre avaient fatigué les athlètes américains ; il n’en est pas moins vrai qu’ils pouvaient nous éviter, aujourd’hui comme hier, un déplacement désagréable autant qu’inutile. »
A son tour, les jours suivants, le journaliste Marcel Delarbre se fend dans le journal L’Echo des Sports d’un article au vitriol intitulé « Ce que j’ai vu du base-ball », bien révélateur d’un certain état d’esprit parisien :
« La troupe de joueurs professionnels américains qui devait nous initier aux beautés du base-ball a-t-elle eu l’intention de se moquer de nous ? Elle paraît avoir complètement réussi. Le public parisien a mangé du lapin samedi et dimanche… L’ambassadeur des Etats-Unis était présent sur le terrain du Stade Français, dimanche, et « poireauta » une bonne heure dans l’attente de ses illustres concitoyens. Le base-ball apparaît donc en France sous de malheureux auspices… Notez que ces messieurs n’ont aucune raison à faire valoir. Ils ne se sont même pas dérangés de leur hôtel. Il fallut, pour être fixé, qu’on leur téléphonât de la Faisanderie, à trois heures, pour savoir si oui ou non ils venaient. Pas un émissaire, pas une excuse. Le mauvais temps a vraiment bon dos. Défions-nous de généraliser mais nous nous souviendrons quand même de ce sans-gêne. Nous ne remportons pas les prix aux jeux olympiques, c’est vrai, mais nous sommes tout de même d’une race un peu plus respectueuse d’autrui. A la revoyure, Messieurs ».
Paradoxalement - et c’est le journal La Presse qui ne manque pas de le relever le 5 mars sous la plume du « sportsman inconnu »[iii] - nous pouvons lire en première page de cette même édition mais évidemment signé d’un autre journaliste :
« Il y eut dimanche un spectateur qui se dérangea, en dépit du temps, pour aller voir le match de base-ball qui devait se disputer à la Faisanderie. Et ce déplacement-là, par un jour de pluie, n’est pas une des joies de l’existence. Cet homme, héroïque ou tout simplement malavisé, n’était autre que l’envoyé spécial de notre confrère La Presse. Et l’on s’explique qu’il ait exhalé sa mauvaise humeur en termes sévères le soir même, dans les colonnes de son journal. N’alla-t-il pas jusqu’à accuser les joueurs Américains de n’avoir pas pu venir jouer parce qu’ils avaient passé la nuit à Montmartre ! Mais aussi pourquoi ce brave journaliste n’avait-il pas lu les journaux, qui annonçaient tous qu’en cas de mauvais temps le match serait annulé ? et pour cause. »
De l’autre côté de l’Atlantique, où l’on est coutumier des rainouts, on observe toute cette agitation avec philosophie et une bonne dose d’humour. Quand ils ne comptent pas fleurette, les Français adorent polémiquer et chercher querelle, tout le monde sait cela alors pourquoi se formaliser ? L’Eugene Register Guard[iv] évacue la question et règle le sort des Français en trois petites phrases :
« Les sportifs français tiennent des propos fort désagréables sur les joueurs de baseball globe-trotteurs. Quelques duels sont annoncés. Les Français feraient bien de ne pas s’aviser de prendre les boules de neige comme projectiles s’ils ne veulent pas être pris pour cible par les tireurs d’élite américains. »
La réaction la plus intéressante est de loin celle du dessinateur Goldberg qui, dans le Washington Times du 19 mars 1914, évoque le quiproquo avec finesse et élégance. Lapin ? Vous avez dit lapin ?

Dessin par Goldberg, in The Washington Times, 19 mars 1914, p. 13.
(Après avoir visité Paris, il sera impossible de jouer tout un match sans s’interrompre pour se rendre à un rendez-vous. - Pardonnez mon retard, Mademoiselle. J’avais cru comprendre que nous nous retrouverions en première base et non en troisième.)

***

[i] « La pluie ennemie du base-ball », in Le Rappel, 22 février 1914. Voir aussi « On ne joue pas quand il pleut », in Le Matin, 23 février 1914 : « Deux équipes de joueurs […] devaient faire deux matchs de démonstration, l’un avant-hier au Parc des Princes, l’autre hier sur le terrain du Stade Français à Saint-Cloud. Le mauvais temps empêcha le jeu. »
[ii] « Les champions américains brillent par leur absence », in La Presse, 22 février 1914, p. 1.
[iii] « Paille et poutre », in La Presse, 5 mars 1914, p. 3.
[iv] In Eugene Register Guard, 11 mars 1914, p. 4.

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